Château de l'Islette

La forte ressemblance entre le château de l’Islette et celui d’Azay-le-Rideau, distant d’à peine quelques kilomètres, est évidente. Les mêmes ouvriers auraient travaillé sur les deux monuments, mais nul ne peut affirmer avec certitude si l’Islette, plus austère et moins ouvragé, fut une première épreuve, ou au contraire une construction inspirée du modèle d’Azay-le-Rideau, joyau du nouvel art de bâtir en Val de Loire à la Renaissance, achevé en 1523. Les deux édifices présentent une même façade régulière, très ordonnée, rythmée de fenêtres aux proportions identiques. Les étages sont séparés par un double corps de moulures formant un bandeau. Un chemin de ronde à mâchicoulis surplombe l’ensemble. L’aspect plus massif de l’Islette est dû à l’ampleur des tours qui encadrent le logis. Une explication très vraisemblable est avancée : Gilles Berthelot, bâtisseur d’Azay-le-Rideau, riche financier à la fortune récente, aurait voulu un château à la dernière mode architecturale. René de Maillé, représentant d’une noble et ancienne famille, aurait préféré pour l’Islette des tours rappelant les donjons et la puissance des seigneurs de l’époque féodale.

Le château de l’Islette avant les modifications du XIXe siècle. Lithographie de Victor Petit.

Au XIXe siècle, un autre propriétaire se charge d’accentuer les différences entre les deux édifices. En 1813, le domaine couvrant alors 65 hectares est vendu à Jean-Baptiste Dupuy, ancien percepteur à Azay-le-Rideau. Il comble les douves, supprime le pont-levis, tronque les tours pointues qui prennent une forme de cloche, supprime les gâbles de pierre sculptée des lucarnes. Pourquoi ? Architectes et historiens de l’art ont longtemps dénoncé le sacrilège et condamné sans réserve le geste d’un homme ignorant et soucieux avant tout de faire des économies, sans égard pour l’édifice en lui ôtant de la verticalité par le haut et par le bas et en lui apportant du confort. Le château de l’Islette affiche ainsi l’héritage des siècles. Sa façade reste harmonieuse. Classée depuis 1946, elle ne changera plus ! Enfin normalement…

La grande salle, par la beauté et la qualité de ses décors, constitue l’orgueil de ce château. Et elle apparaît à nos yeux plus prestigieuse encore quand on imagine qu’elle a pu servir d’atelier à Camille Claudel et à Rodin lors de leurs séjours à l’Islette. Elle et dénommée Salle Saint-Paul en raison d’un tableau représentant la conversion de Paul sur le chemin de Damas qui ornait auparavant la cheminée. Il a disparu depuis et a été remplacé par une Vierge à l’Enfant attribuée à l’école de Simon Vouet. Cette salle (14m de long sur 8m de large et 5m de hauteur sous plafond) offre une remarquable décoration picturale de la fin du XVIe siècle ou du début du XVIIe siècle.

Sont peints, le plafond dans sa totalité, la cheminée, les boiseries des soubassements, les panneaux en imposte au-dessus des portes, il en manque toutefois un, mais aussi tout une frise qui court en haut des murs. Sur les plinthes, alternent des petits tableaux soit de bouquets de fleurs élégants, soit de paysages ayant souvent pour thème l’eau, élément si présent à l’Islette : on peut par exemple distinguer une scène de pêche ou encore une bergère gardant ses moutons en bordure de rivière.

Sur la frise, différents médaillons ont également été peints : entre autres, à droite de la cheminée, Venus, déesse de la beauté et Cupidon, Dieu de l’amour, armé de son arc et de son carquois ; en face, de l’autre côté de la salle, une scène de bataille ou de duel.

L’ensemble, richement décoré de fruits et de fleurs, symboles d’abondance, nous est parvenu en bel état de conservation. Néanmoins, ces décors doivent être restaurés, travail qui a débuté en 2019 par la restauration des trois tableaux en imposte au-dessus des portes et des boiseries des soubassements.

Auguste Rodin et Camille Claudel séjournèrent plusieurs étés à l’Islette à la fin du XIXe siècle. En 1889, les amoureux ont découvert le Val de Loire et ses châteaux. Rodin en a fait des dessins, dont un de l’Islette. Les deux artistes abritent ici leur liaison loin du tumulte parisien. Le grand sculpteur et sa jeune élève furent les hôtes les plus prestigieux de Madame Courcelles, la propriétaire, qui louait certaines chambres de sa demeure. Ils ont laissé dans leur sillage un parfum de romantisme, dominé par les tourments de la passion et de la création.

La grande salle du rez-de-chaussée, à l’origine salle à manger du seigneur, est aujourd’hui entièrement dédiée au couple d’artistes. Des lettres et documents d’époque y sont exposés et évoquent ces jours heureux passés à l’Islette. Rodin y travaillera à une oeuvre majeure, le Monument à Balzac, un Tourangeau illustre. En 1891, 40 ans après la mort de l’écrivain, le sculpteur a obtenu de la Société des Gens de Lettres présidée par Emile Zola la commande d’un monument à sa mémoire. Il recherche un modèle vivant au type tourangeau et le trouve en la personne d’un voiturier d’Azay-le-Rideau, Estager, dont la ressemblance avec Balzac est frappante. L’épisode devient pittoresque : « Rodin, qui avant d’habiller ses personnages commençait toujours par les sculpter nus, dut payer à Estager un louis d’or par séance (une vrai fortune pour le conducteur de diligence aux modestes revenus), afin qu’il consente à dévoiler son anatomie, et ce malgré les railleries du voisinage au courant de l’affaire, et peut-être jaloux de sa bonne fortune ».

Rodin vient à bout du monument en 1897, après six années de labeur. Il s’efforce de représenter la puissance intellectuelle et physique de l’écrivain inspiré, presque inquiétant, sans livre ni plume ni encrier, drapé dans la robe de moine dans laquelle il écrivait. Son oeuvre jugée trop peu académique est refusée. Elle ne sera fondue qu’en 1935, avant d’être exposée à Paris dans les jardins du Musée Rodin et carrefour Vavin, puis dans les collections du Musée d’Art moderne de New-York.

Camille Claudel est alors déjà une artiste à part entière, qui cherche à se distinguer du maître. À l’Islette, où elle revient seule après sa rupture avec Rodin en 1892, elle réalise la Petite Châtelaine, l’une de ses plus belles réussites, annonciatrice de l’Art Nouveau. Son modèle est la petite Marguerite Boyer, petite-fille des propriétaires, qu’elle fait poser à 62 reprises.