Son histoire en quelques lignes

Le fief de La Malmaison est identifié depuis le Moyen Âge. Un aveu de 1376 révèle l’existence d’un manoir, avec cour, basse-cour, terres et vignes.

En 1390, Guillaume Goudet, marchand à Paris et sergent d’armes, achète le domaine qui va rester dans sa descendance jusqu’en 1763.

Au XVe siècle, La Malmaison se transmet à Agnès Goudet, épouse de Jean Dubois, notaire au châtelet de Paris. Leur fille, Marie Dubois épouse Jean Dauvergne, maître des bouchers de la grande boucherie de Paris. Viennent ensuite leur fils, Hugues Dauvergne, puis le fils de celui-ci, Claude Dauvergne, mort vers 1561.

La fille de ce dernier, Marie Dauvergne, épouse Jean Perrot et La Malmaison appartient en 1563 à leur petit-fils, Claude Perrot, Président des enquêtes au Parlement de Châlons.

À Claude Perrot, succède en 1597 comme seigneur de La Malmaison, son fils, Christophe Perrot, conseiller au Parlement de Paris.

Dans la première moitié du XVIIe siècle, Christophe Perrot entreprend la construction d’une nouvelle demeure à La Malmaison, composée d’un corps de logis à deux niveaux, orienté Est-Ouest, flanqué au sud d’un pavillon plus élevé. À son extrémité nord, une basse-cour est entourée de dépendances.

À Christophe Perrot, succède en 1641 son fils, Charles Perrot, mort en 1685, puis la fille de celui-ci, Madeleine Perrot, mariée en 1670 avec Jacques Honoré Barentin, conseiller au Parlement de Normandie, puis à celui de Paris, puis Président au Grand-conseil.

En 1686, Jacques-Honoré Barentin fait construire le pavillon nord du château, prolongé par une petite aile au toit mansardé, aile qui reçoit son pendant à l’extrémité sud.

Jacques Honoré Barentin meurt en 1689 et sa veuve en 1713. Leurs descendants, titulaires de grandes charges en province, sont éloignés de La Malmaison, qui est alors louée.

Gérard Michel, sieur de La Jonchère et son épouse habitent alors La Malmaison, dont ils font réaménager l’intérieur et redessiner les jardins. Vers 1750, leur succèdent Guillaume Pierre Tavernier de Boulongne, puis, une dizaine d’années plus tard, Jacques Verdeilhan, fermier général.

En 1763, les Barentin se défont de La Malmaison en faveur d’Henri d’Aguesseau, conseiller d’état, fils aîné du chancelier d’Aguesseau.

Henri d’Aguesseau meurt en 1764 et, en 1771, sa veuve revend La Malmaison au banquier Jacques-Jean Le Couteulx du Molay.

Avec son épouse, Sophie Le Couteulx de La Noraye, Jacques Jean Le Couteulx du Molay, fait redessiner les jardins de La Malmaison en partie à l’anglaise, et remeubler les appartements.

Pendant la période pré-révolutionnaire, tous deux reçoivent à La Malmaison une société choisie, avec notamment l’abbé Delille, Élisabeth Vigée Le Brun, qui peint le portrait de Sophie Le Couteulx, Choderlos de Laclos, le baron Grimm, Bernardin de Saint Pierre, l’abbé Morellet, Condorcet, l’abbé Sieyès

Le château entre dans l’histoire de France pendant le Directoire, lorsque Joséphine de Beauharnais, épouse de Napoléon Bonaparte, l’achète, le , pour la somme de 325 000 francs de l’époque, à Le Couteulx du Molay, sur les conseils de Jean Chanorier. C’est Ouvrard qui consent à Joséphine des prêts pour cet achat.

Bonaparte va le reprendre à son compte après le coup d’État de Brumaire, probablement avec des fonds provenant de la première campagne d’Italie.

L’acquisition porte sur le château, ses dépendances et le domaine attenant, qui s’étend sur quelque 260 hectares.

Napoléon Ier demande à ses architectes, Percier et Fontaine, de rénover et redécorer la bâtisse au goût du jour. À cette occasion, Pierre Fontaine conçoit un grand projet de reconstruction du château, ambition qui sera freinée par l’Empereur, préférant une simple rénovation.

Le château sera même le cœur du gouvernement français (avec les Tuileries) pendant le Consulat et Napoléon y séjournera régulièrement jusqu’en 1804 avant de choisir le château de Saint-Cloud, plus digne de son nouveau rang. Il y viendra encore jusqu’à son divorce d’avec Joséphine, en 1809. Joséphine reçoit alors une pension de 2 millions de livres par an, et La Malmaison en toute propriété.

Plan du projet de reconstruction du château de Malmaison par Fontaine.

Dès lors, le château devient la demeure principale de Joséphine. Après son divorce, elle y mène une vie désœuvrée sans Bonaparte, qui lui rend visite régulièrement. Elle y reçoit le tsar Alexandre Ier de Russie, le 28 mai 1814, la veille de sa mort. Elle est inhumée dans l’église Saint Pierre Saint Paul de Rueil-Malmaison.

Napoléon Ier revient à La Malmaison une dernière fois, après Waterloo et sa seconde abdication, entre le 25 et le 29 juin 1815.

Le fils de Joséphine, le prince Eugène de Beauharnais, en hérite, et sa veuve le vend en 1828 au banquier suédois Jonas-Philip Hagerman, l’un des fondateurs du quartier de l’Europe à Paris.

En 1842, la reine Marie-Christine d’Espagne, veuve du roi Ferdinand VII et remariée avec le duc de Riansarès, l’acquiert et en fait sa résidence.

En 1861, elle revend le domaine à l’empereur Napoléon III, qui le remeuble.

Après la guerre de 1870, où l’armée prussienne saccage l’intérieur, une caserne est installée dans le château, propriété de l’État français.

En 1877, l’État vend le domaine à un marchand de biens qui lotit la majeure partie du parc.

Le château connaît alors successivement trois propriétaires, avant d’être acheté en 1895 par la famille Suchet d’Albuféra, qui le revend en 1896, avec un parc réduit à 6 hectares, à un riche mécène Daniel Iffla, dit Osiris.

L’intention d’Osiris est de rendre à la Malmaison sa splendeur, le château ayant souffert notamment de son occupation par l’armée prussienne. Il choisit pour cela l’architecte Pierre Humbert, célèbre dans toute l’Europe pour ses brillantes restaurations. Ce dernier parvient, au terme de longs travaux, à rendre à la demeure son aspect d’origine.

En 1904, trois ans avant sa mort, Osiris lègue la Malmaison avec la « collection napoléonienne » qu’il a constituée, à l’État français.

Le château de La Malmaison est un musée depuis 1905 et fait partie de la Réunion des musées nationaux, présentant le château en son état restitué sous le Consulat et le Premier Empire. C’est un des rares lieux en France à présenter un ensemble homogène de mobilier du Consulat.

À voir en particulier la salle du Conseil, en forme de tente militaire, et la bibliothèque.

Le rond-point du pavillon des Guides fait l’objet d’une inscription depuis le 11 juillet 1942 alors que le domaine de la Malmaison, comprenant le château de la Malmaison avec son parc ainsi que toutes les autres constructions qu’il renferme et sa grille d’entrée, parc du château de Bois-Préau et jardin de la villa des Œillets, font l’objet d’un classement au titre des Monuments Historiques depuis le .

Le château de Malmaison a reçu en 2010, selon l’Office du Tourisme du département des Hauts-de-Seine, 67 058 visiteurs. C’est le troisième site le plus visité du département derrière le musée Albert-Kahn et l’Arboretum de la Vallée-aux-Loups.

Joséphine essaya de transformer la grande propriété en « le plus beau et le plus curieux jardin en Europe, un modèle de bonne culture ». Elle a activement recherché la flore et la faune avec des spécimens rares et exotiques du monde entier. Joséphine écrira « Je souhaite que Malmaison puisse bientôt devenir la source de richesse pour toute la France… »

En 1800 Joséphine construit une orangerie chauffée assez grande pour conserver 300 plants d’ananas. Cinq ans plus tard, elle commande la construction d’une serre chauffée par une douzaine de fourneaux à charbon, qu’elle accole aux salons de réception qui constituaient le château de la Petite Malmaison.

De 1803 jusqu’à sa mort en 1814, Joséphine cultiva presque 200 plantes introduites en France pour la première fois.

La propriété a été bien connue pour sa magnifique roseraie. L’impératrice fait appel à l’artiste belge Pierre-Joseph Redouté pour répertorier ses roses (et les lis) et les dessins et notes de Redouté réalisés pour Joséphine sont devenues des références en la matière.

La collection de roses rassemble des plantes de sa Martinique natale et d’autres endroits du monde entier. À cette époque, environ 250 variétés de roses parsèment les jardins.

De l’avant-propos de Jardin de Malmaison (1803) :

« Vous avez rassemblé autour de vous des plantes les plus rares grandissant sur le sol français… comme nous les inspectons dans les beaux jardins de Malmaison, comme un rappel impressionnant des conquêtes de votre illustre mari… »

Les oiseaux et des animaux de toutes sortes ont commencé à enrichir son jardin, où on leur a permis d’errer librement. À cette époque, la femme de l’Empereur avait dans sa propriété des kangourous, des émeus, des cygnes noirs, des zèbres, le mouton, des gazelles, des autruches, le chamois, un phoque, des antilopes et des lamas pour n’en nommer que quelques-uns. Certains animaux venaient notamment de l’expédition de Nicolas Baudin en Australie et les îles alentour entre 1800 et 1803.

Joséphine, Impératrice des roses

Après l’achat, en 1799, du château de la Malmaison, Joséphine arrangea le jardin dans le style anglais, très à la mode de l’époque. Pour cela, elle s’appuya sur des paysagistes et jardiniers, dont plusieurs venus du Royaume-Uni parmi lesquels Thomas Blaikie, un expert écossais en horticulture et Alexander Howatson, un autre fameux jardinier écossais. Participent également le botaniste Étienne Pierre Ventenat et l’horticulteur français André Dupont, grand amateur de roses.

La plantation de la roseraie fut commencée aussitôt. Joséphine se trouve une grande passion pour les jardins et plus particulièrement les roses et désire cultiver toutes les variétés de roses connues à l’époque. Napoléon, soucieux de rendre heureuse la future Impératrice, ordonne à ses commandants de charger les navires saisis pendant la guerre de toutes sortes de plantes à expédier au château de la Malmaison.

Pierre-Joseph Redouté fut commissionné par Joséphine pour peindre les fleurs de son jardin. Le livre « Les Roses » illustré par lui a été publié en 1817-1820 avec 168 planches des différentes variétés dont 75-80 provenant du jardin de la Malmaison. L’horticulteur anglais Kennedy a été le principal fournisseur des roses pour la roseraie de Joséphine et malgré les guerres entre la France et l’Angleterre les navires de livraison pour la Malmaison avaient la permission de franchir le blocus.

Par exemple, le fameux rosier Hume’s Blush Tea-Scented China importé de Chine en Angleterre fut l’objet d’un arrangement spécifique entre les Amirautés britanniques et françaises en 1810 pour traverser les blocus navals et joindre la roseraie de Joséphine. Une partie des roses plantées à la Malmaison provenait également des Jardins botaniques royaux de Kew, en Angleterre. Mais la plupart des roses de la Malmaison provenaient de la Martinique natale de Joséphine, ainsi que des quatre coins du monde, rapportées par les expéditions commissionnées à l’époque par le Premier Consul puis Empereur des Français.

La collection des roses atteint 250 variétés en 1814. Joséphine est à l’origine de la première description de la culture des roses et de leur première exposition en 1810. Dans son jardin on trouvait essentiellement les Rosa centifolia, les roses mousseux, les roses de Damas et les Rosa gallica.

L’hybridation moderne des roses de façon artificielle et sous contrôle commence avec les travaux d’André Dupont dans la roseraie de Joséphine. Avant cette date, la plupart des nouvelles variétés cultivées des roses provenaient des mutations spontanées ou des croisements accidentels et, par conséquent, étaient plutôt rares. Avec la pollinisation contrôlée, l’apparition de nouvelles variétés cultivées est exponentielle. Des quelque 250 types de roses connues par Joséphine, Dupont en a créé 25 en travaillant pour elle.

Dans les 30 ans qui ont suivi la mort de Joséphine, les rosiéristes français ont créé plus de 1 000 nouvelles variétés de roses. En 1910, moins de 100 ans après sa mort, il y avait déjà environ 8 000 variétés de roses dans la roseraie de L’Haÿ-les-Roses de Jules Gravereaux. La popularité des roses dans les jardins a considérablement augmenté sous le parrainage de Joséphine. Elle était un véritable modèle pour beaucoup d’autres en la matière. Douglas Brenner et Stephen Scanniello l’appellent « la Marraine des maniaques des roses modernes ». Joséphine attribue également des noms « modernes » à des variétés cultivées vernaculaires, par opposition aux noms latinisés. Par exemple le Rosa alba incarnata devient « La Cuisse de Nymphe Émue » dans son jardin.

Après la mort de Joséphine en 1814, puis l’exil de l’Empereur à Saint-Hélène, le château et le parc restent inhabités un certain temps. Ils sont finalement vandalisés lors de la guerre franco-prussienne en 1870. La fameuse rose « Souvenir de la Malmaison » apparaît en 1844, 30 ans après sa mort, nommée ainsi en son honneur par le Grand Duc de Russie. Elle a été plantée pour la première fois dans le jardin impérial de Saint-Pétersbourg.

Une maison de campagne dans les environs de Paris

La pratique quotidienne d'un palais

Il faut faire corps avec une maison comme celle-ci et la sentir vibrer au plus profond de soi, pour retracer l’histoire de ses pièces, de ses corridors et de ses recoins. Il faut, jour après jour, entendre sonner les pendules qui se répondent d’une aile à l’autre du château ; il faut faire craquer les parquets sous ses pieds, fermer les volets quand descend la lumière du soir, pousser la porte de tel arrière-cabinet transformé en bureau, sonder les murs avec les restaurateurs qui dégagent les décors anciens, partager avec ses collègues jardiniers les contraintes saisonnières des plantations et les attentes qu’elle suscitent, respirer enfin cet air particulier des vieilles demeures, pour se convaincre que les règlements, les budgets, les livres de comptes, les ordres innombrables et les correspondances abondantes que les administrations s’échangeaient sous l’Empire, parlent bien peu si on ne les relie pas à la pratique quotidienne d’un palais. Sans ce passeport, l’historien ne saurait saisir toute la subtilité de la vie de cour. Notre expérience des lieux éclaire notre connaissance des archives. Depuis les travaux décisifs de Bernard Chevalier, qui dirigea Malmaison pendant vingt ans, l’histoire de ce château n’est plus à faire. Sa thèse, Malmaison, château et domaine, des origines à 1904, publiée en 1989, s’impose, en effet, d’une façon définitive et l’équipe scientifique du musée s’y reporte en permanence. Est-ce à dire pour autant, que la porte est fermée à une nouvelle approche ? Comme les historiens de l’Antiquité reprennent à l’infini l’étude des textes anciens, de même d’autres axes de recherche sont toujours possibles. Non seulement possibles, mais encore souhaitables. Voir Malmaison autrement, fait parler cette demeure pour comprendre son fonctionnement au quotidien et la vie qu’on y menait, tel est notre but.

Madame Bonaparte achète le domaine en 1799 et sa belle-fille, la princesse Auguste-Amélie de Bavière, veuve de son fils le prince Eugène, le revend en 1828. La mémoire a conféré à ces trois courtes décennies une durée si longue qu’elle a arrêté le temps sur l’épopée impériale. Tout commence et finit avec Napoléon et Joséphine. Depuis 1815, dans l’imaginaire des émotions, éternellement la même pièce se rejoue sur le même théâtre d’ombres, au point d’avoir éclipsé les précédents propriétaires, les Dauvergne, Perrot, Barentin ou Le Couteulx du Molay, qui se transmirent pourtant Malmaison pendant plus de quatre siècles. Peut-être est-ce une flamme identique à celle du poète pour sa muse, qui vaut à Malmaison de demeurer pour toujours le caprice d’une impératrice, indifféremment de son histoire antérieure et à venir, indifféremment de tous ceux qui l’y précédèrent ou qui lui succéderont.

« Elle s’est entichée de ce château comme on s’accroche à une terre promise »

Malmaison recèle une part du mystère de Joséphine. La demeure de Rueil, même amputée de ses jardins, de ses serres et de sa grande galerie qui faisait autrefois sa fierté, l’identifie le mieux, quand ont disparu depuis longtemps le petit hôtel parisien de la rue Chantereine ou le château de Navarre, à Évreux. Mais qu’on ne s’y méprenne pas, Malmaison aujourd’hui, n’est qu’un lointain souvenir du domaine que l’impératrice a façonné pour le conformer à son monde intérieur, où elle s’est retirée après son divorce d’avec Napoléon, en décembre 1809, avec la promesse d’une vie nouvelle, que la chute de l’Empereur puis sa mort interrompent brutalement le 29 mai 1814. Les extensions et les bâtiments annexes qui lui donnaient, sous l’Empire, des allures presque grandioses de palais ont disparu. Il ne subsiste plus que le noyau initial qui ramène le château, dans son état actuel, aux dimensions de la modeste maison de campagne qu’il était quand, à l’époque du Directoire, Joséphine en négocie l’achat.

Joséphine de Beauharnais

Napoléon Bonaparte

Bonaparte est alors l’un des généraux les plus en vue de la République, mais aussi l’un des plus redoutés. En Italie, à la tête de son armée, en quelques mois, il a triomphé des Autrichiens, il a chassé le pape de ses légations et renversé les oligarchies marchandes de Gênes et de Venise, il s’est arrogé les pleins pouvoirs pour créer des républiques soeurs et a négocié avec l’ennemi des traités de paix qui assoient au-delà des Alpes la domination de la France. « Vingt batailles gagnées vont bien à la jeunesse, à un beau regard et à une sorte d’épuisement », remarque Talleyrand, le ministre des Affaires étrangères, quand il l’accueille à Paris en décembre 1797. Fatigué, en effet, le vainqueur d’Arcole et de Lodi l’est profondément. Depuis son retour, il sort peu, décline les billets de visite et refuse une garde militaire. Le conseil municipal rebaptise en son honneur la rue Chantereine, où il habite, en rue de la Victoire, mais c’est une entorse qu’il consent à la simplicité de moeurs qu’il a adoptée, comme s’il avait à se faire pardonner la gloire qu’il a gagnée. Pour lui-même, et à la différence de sa femme, il affecte un profond mépris pour le luxe et le faste. Il a besoin de solitude et de verdure, il veut se retirer loin de l’agitation et des mondanités de la capitale. Il songe depuis plusieurs années à s’acheter une campagne, mais longtemps les moyens lui ont manqué. Maintenant qu’il a amassé un coquet butin de guerre, il peut s’offrir une terre et accéder de la sorte à la classe des propriétaires. La mise en vente d’une masse considérable de biens de l’Église ou d’émigrés, maintient le pays dans une fièvre spéculative qui le gagne à son tour. Il prospecte à la fois du côté de la Bourgogne, parce que c’est sur la route de l’Italie et de la Corse et autour de Paris.

Mais ce désir irrépressible, parfaitement dans l’air du temps, doit tout autant à ses lectures. Des Rèveries du promeneur solitaire de Rousseau, il a retenu que l’homme selon la nature peut régénérer sons sens moral et comprendre sa place dans le monde ; des figures illustres de la Rome antique, il a appris que l’homme sage incline à vivre à l’unisson de la nature et que la frugalité est une vertu cardinale. « Il semble, remarque très justement Alexandre de Laborde, dans le « Discours préliminaire » à sa Description des nouveaux jardins de la France (1808), que la vie de la campagne acquiert un nouveau charme après les grandes révolutions, lorsque les hommes, fatigués des événements, aiment à se reposer quelque temps dans le calme de la retraite. Un beau pays est alors pour eux un être animé qui les console sans les plaindre, qui leur fait partager ses richesses sans les humilier de ses dons. S’ils y portent les peines de l’âme, les plaisirs des champs adoucissent leurs maux… ». Ainsi donc quiconque cultive son jardin, dispose conséquemment d’un lieu où travailler, où converser avec ses amis, où se promener en se laissant aller à une rêverie douce et profonde. Bonaparte, comme Cincinnatus, semble tout prêt à troquer le sabre pour le soc, l’habit de général pour celui de gentilhomme campagnard. Faut-il voir dans ses intentions, le désir sincère du soldat épuisé par le fardeau de la guerre ou bien la posture finement calculée d’un homme qui connaît sa hauteur et veut faire sentir sa supériorité ? L’idéal pour lui serait d’investir dans un domaine qui contienne à la fois une exploitation agricole, pour en tirer des revenus, et une agréable maison de plaisance pour y passer les fins de décades, entre deux séances de l’Institut, où il a été élu en décembre 1797. Il jette d’abord son dévolu sur le magnifique château de Ris-Orangis, de style Louis XV, un bien national que l’État a restitué à sa propriétaire, Madame Dupéron, la veuve du directeur de l’imprimerie royale, guillotiné sous la Terreur, mais la négociation s’enlise à cause d’un interminable imbroglio juridique et administratif.

Les choix de Napoléon n’enthousiasment guère Joséphine. Elle récuse la Bourgogne et pour le reste, elle l’abandonne à ses hésitations. Étant mariée sous le régime de la séparation de biens, elle n’a aucun droit sur sa fortune. En effet, selon les termes de leur contrat de mariage (8 mars 1796), ils ne sont « nullement tenus des billets et hypothèques l’un de l’autre, chacun des époux devant jouir à part et divisement des biens, droits et actions, tant meubles qu’immeubles, qui leur appartenaient alors et qui leur appartiendraient par la suite ». Certes, ils doivent chacun contribuer pour moitié aux charges du ménage, mais rien ne les oblige à faire caisse commune. Par ailleurs, le château de ses rêves, elle le connaît, ce fut même un coup de coeur qui remonte à l’automne 1793, quand elle était encore la citoyenne Beauharnais. À l’époque de la Terreur, contrainte de s’éloigner de Paris, elle a élu domicile à Croissy-sur-Seine, près de Chatou. Son cercle d’amis parle avec envie du domaine de Malmaison, situé sur la commune de Rueil, à quelques encablures sur la rive opposée de la Seine.

Geneviève Le Couteulx du Molay

On évoque devant elle le salon littéraire et artistique qui s’y réunissait chaque été, avant la Révolution autour des propriétaires, Geneviève-Sophie Le Couteulx du Molay et son époux, un richissime banquier retiré depuis des affaires, de l’élégance de ses jardins retracés dans le goût anglais, des travaux dispendieux qu’ils y ont engagés. Mue par la curiosité, elle a poussé sa promenade jusqu’aux limites du parc et elle est tombée sous le charme des lieux. Attirée par le pittoresque des versants boisés qui plongent dans les eaux du fleuve, elle y est revenue parfois. Ce large cirque encadré de coteaux pareils à des montagnes, d’où jaillissent des sources alimentant des rus, à bien des égards, par sa configuration, lui rappelle les Trois-Îlets. Peut-être est-ce en raison de cette similitude avec l’habitation de son enfance à la Martinique, qu’elle s’est entichée de ce château comme on s’accroche à une terre promise.

« On devine qu’on pourrait commencer ici une vie dédiée aux plaisirs champêtres »

Et voilà qu’au printemps 1798, elle apprend que Malmaison est à vendre.

Jacques-Jean Le Couteulx du Molay lui a fait dire, par l’entremise de son cousin germain, également banquier, Le Couteulx de Canteleu, qui gère par ailleurs les intérêts de Bonaparte, qu’il désirait s’en dessaisir. Et si par bonheur, elle parvenait à convaincre Napoléon de l’acheter ? Une visite s’impose, Canteleu les accompagnera, au cas où il lui plairait de donner suite. Depuis Paris, par la route de Normandie, le trajet est si court qu’une voiture attelée de bons chevaux vous y mène en trente minutes. Au-delà de la porte Maillot, une fois passé le pont de Neuilly, vous aurez longé la zone des carrières de Nanterre, pris la direction de Saint-Germain-en-Laye au carrefour de la Boule, laissé derrière vous le village de Rueil, puis bifurqué à gauche pour remonter une belle allée qui débouche sur un tournebride et la grille d’entrée. La Malmaison, blottie au pied d’un plateau entaillé de vallons, se dresse là où la plaine de Nanterre, prise en étau entre les coteaux et la Seine, se resserre au point de disparaître. Son implantation sur la partie basse des terrasses alluviales suggère sa vocation agricole. En effet, si, au commencement de son histoire, le château n’avait été qu’une villa d’agrément, on l’aurait édifié sur le rampant, hors de la zone inondable, pour profiter à la fois d’une belle vue et d’un air plus sain. Au lieu de quoi le manoir ancestral, qui remonte aux Carolingiens, fut bâti sur les riches terres bonifiées des marécages et le nom même du fief évoque leur insalubrité.

C’est une gentilhommière d’époque Louis XIII, comme il en existe beaucoup autour de Paris et qui fut remaniée au cours des XVIIe et XVIIIe siècles sans qu’on se souciât jamais, apparemment, de recourir aux talents d’un architecte. Des maîtres maçons ou des charpentiers locaux ont pourvu à la besogne, si bien que le résultat ne présente guère de traits remarquables. Coiffée de ses toits pentus recouverts d’ardoises, la bâtisse a toutefois fière allure, avec ses pavillons aux extrémités du corps central pointant plus haut, avec ses deux ailes et leurs frontons, en retour sur la cour principale, avec ses murs enduits et leurs parements de pierre qui soulignent les croisées. mais nulle fantaisie architecturale ni le moindre ornement ne la distingue particulièrement. Si elle se fait discrète, elle répond toutefois aux normes de la demeure aristocratique, avec sa ferme et son colombier, sur la droite, son fossé sec qui l’enserre côté jardin et le pont qui l’enjambe, avec ses parterres, ses gazons et sa rivière serpentine. On devine qu’on pourrait commencer ici une vie dédiée aux plaisirs champêtres, tout à la fois nobles et simples, une vie « dans laquelle on peut prétendre encore à la considération, tout en renonçant aux honneurs ».

On ignore la date exacte de la première intrusion du couple Bonaparte à Malmaison, ni le temps qu’il faisait. Les Le Couteulx, qui vivent repliés dans un bâtiment annexe, leur ont ouvert le château.

Pour quiconque éprouve le besoin de se retirer du monde, Malmaison est la maison idéale pour tenir son rang sans ostentation. Napoléon n’a pas d’objections et Joséphine le presse de se décider. Il n’a aucune raison de la contrarier et même si leurs relations sont quelquefois houleuses, il ne doute pas de son amour pour elle. En rachetant à Julie Carreau l’hôtel de la Chaussée d’Antin qu’elle louait avant de l’épouser, il a établi durablement leur ménage dans la petite maison de célibataire qu’elle a choisi d’habiter. S’il garde une main serrée sur sa fortune, il est généreux avec elle. Dès lors, pourquoi lui refuserait-il l’acquisition d’une terre dont il devine combien elle compte pour elle, par la chaleur qu’elle met à lui en parler ? Et pourquoi se refuserait-il à lui donner une nouvelle preuve de son attachement en lui permettant d’exaucer un vieux rêve qui fait écho au sien ? Un mois après cette promenade aux allures d’expédition, Canteleu transmet à son cousin une offre à 250 000 fr. Mais Du Molay est gourmand, il en exige 300 000 et justifie ses prétentions par les embellissements coûteux et les agrandissements qu’il a réalisés. Bonaparte élude, il a d’autres priorités en tête. Quand le 4 mai 1798, il quitte Paris pour Toulon, l’affaire est restée au point mort. Son frère Joseph, qui s’avère être un spéculateur avisé, l’a peut-être dissuadé de conclure trop rapidement. Napoléon, au moment d’embarquer pour Alexandrie, avec Eugène, son beau-fils, lui a demandé de continuer à prospecter, toujours dans les environs de Paris ou en Bourgogne.

« Acquéreur pour elle personnellement et pour ses héritiers, la terre et domaine de Malmaison »

En décembre, des rumeurs alarmistes circulent à son sujet. Le bruit de sa disparition dans le désert d’Égypte, malgré les démentis des gazettes nationales, se répand dans la presse étrangère. Joséphine, morte d’inquiétude pour son fils et son mari, ne se montre plus. Quand elle reparaît en public, peu après Noël, dans les salons et au théâtre, ceux que le sort du commandant en chef de l’armée d’Orient préoccupe, se sentent rassurés. Remise de ses émotions, elle reprend contact avec les Du Molay. Est-ce de sa propre initiative ou avec l’assentiment de Napoléon, on ne sait. Elle agit, c’est certain, sans procuration et sans avoir accès à ses fonds, dont Joseph à la garde. Quelle combine ou embrouille a-t-elle imaginée pour s’engager sur des sommes pareilles ? Qu’importe, elle ose et fait approcher les Du Molay par son ami Jean Chanorier, l’ancien maire de Croissy, qui est rentré de Suisse où il avait émigré. Cet adepte des physiocrates, collègue de Bonaparte à l’Institut et expert reconnu dans l’élevage des moutons mérinos, connaît bien les lois de l’économie rurale.

Le 31 décembre, Chanorier, après avoir longuement arpenté Malmaison, lui rend compte de ses impressions. N’ignorant pas que les vendeurs ont des dettes et un besoin urgent de liquidités, il a invoqué la baisse du foncier pour les presser à reconsidérer l’offre que leur a laissée Bonaparte. Il invite aussi sa correspondante à bien peser les choses avant de se décider. Malmaison, se permet-il d’insister, entraînera des dépenses trop lourdes si elle privilégie le jardin d’agrément, d’un entretien toujours coûteux, au détriment de l’exploitation agricole, qui est rentable à condition de savoir bien la gérer.

Sophie, qui n’est pas née pour rien Le Couteulx, puisqu’elle a épousé son cousin, se comporte en femme d’affaires rompue à ce type de négociation. La personnalité du général et sa renommée auraient exercé sur eux une pression insupportable s’ils avaient dû traiter avec lui. En revanche, avec Madame Bonaparte, elle se sent plus à l’aise. Elle sort le grand jeu de la séduction pour faire valoir les attraits de sa maison. Elle profite du charme que Malmaison exerce sur Joséphine, lui supposant une grande fortune et elle abuse de son indifférence à en négocier le prix à son avantage. Elle s’égare en partie, à la fois parce que Napoléon n’est pas aussi riche qu’il y paraît et que Joséphine connaît bien les circuits de la finance pour se permettre justement cette désinvolture vis-à-vis de l’argent. Il n’est pas lieu ici de développer ce point, disons seulement que dans la société du Directoire, où la corruption est érigée en système de gouvernement, elle s’est compromise avec des commissionnaires et des fournisseurs aux armées proches du pouvoir. Est-ce dans les eaux troubles de ces affairistes qu’elle a trouvé à se financer en usant du nom de Bonaparte ?

Son train de vie magnifique est trompeur, son crédit, fondé sur le paraître, fausse l’appréciation de sa situation. Toutes les belles choses qu’elle a rapportées d’Italie, les parures précieuses qu’elle a reçues en cadeau, le superbe attelage que lui a offert l’empereur d’Allemagne, le mobilier somptueux dont elle a rempli son hôtel parisien, ne constituent ni des rentes, ni vraiment un capital. Éblouie par les richesses qui l’entourent, elle est incapable de réfréner ses dépenses. Elle ne fait pas d’économies, car elle ne pense pas l’argent comme une fin, mais comme un moyen. C’est pourquoi les recommandations de Chanorier, malgré la prudence de son raisonnement, n’infléchissent pas sa détermination à acheter Malmaison. Elle a déniché son Élysée et elle n’y renoncera pas pour tout l’or du monde. Ils y retournent ensemble, et cette fois, elle prend le temps de s’y attarder.

Plan des châteaux et parcs de Malmaison et Bois Préau
Photo (C) RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau)

À l’issue d’échanges plutôt tendus, ces dames parviennent enfin à un accord. Curieusement, lorsqu’on refait les calculs à partir des actes notariés, on constate que le compte n’y est pas. Le 17 mars 1799, Joséphine lâche du lest et monte à 310 000 fr tout compris ; le 27, elle pousse à 3250 000fr. L’accord est trouvé. La vente est signée le 21 avril, devant maître Raguideau, entre les Le Couteulx et Marie-Joseph-Rose Tascher. Le prix est ramené à 225 000 fr, plus 37 516,65 frpour le mobilier après expertise d’un tapissier, soit en arrondissant, un prix total de 262 520 fr, auxquels s’ajoutent 9 111,18 fr de droits de mutation. Où sont passés les 62 480 fr qui manquent à l’appel, sinon, comme il est probable, en dessous de table, pour des raisons fiscales. Joséphine, qui n’a pas un sous vaillant, emprunte à Lhuillier, à 5% d’intérêts et remboursables dans un an, les 15 000 fr qu’elle doit remettre au moment de signer. La vente du mobilier fait l’objet d’un acte séparé, ladite citoyenne Buonaparte déclarant « que la somme qu’elle promet de payer pour prix de ladite vente provient du prix de diamants et bijoux qui lui appartiennent ». Les 210 000 fr restants seront réglés en quatre versements échelonnés sur dix mois. Mais comment supposer un instant qu’un acompte aussi modique, au regard du montant de la transaction, ait suffit à garantir la signature de Madame Bonaparte ? Quelle caution a-t-elle fournie pour rassurer les Du Molay et comment a-t-elle acquitté les droits de mutation dans les délais impartis par les Contributions ? Et le dessous de table, qui s’est chargé de le verser ? Barras s’est vanté dans ses Mémoires d’avoir participé à l’achat de Malmaison. S’il dit vrai, il serait le généreux donateur qui a mis la main au portefeuille pour sortir les 71 500 fr qui faisaient défaut. Dans ce cas, les vendeurs n’avaient plus de raison de s’inquiéter, car le crédit du directeur est immense et ses liens avec Joséphine sont de notoriété publique. Celui de Bonaparte n’est pas moins grand, mais dans l’immédiat les nouvelles d’Égypte sont trop rares pour ne pas l’hypothéquer.

« Depuis que j’habite la campagne, je suis devenue si sauvage que le grand monde m’effraie »

Sophie du Molay ne passera pas un dernier été à Malmaison. Elle avait espéré un arrangement qui lui permettrait d’occuper jusqu’à l’automne son logement de la ferme, mais Joséphine lui refuse cette faveur. Il lui tarde, en effet, d’en prendre possession et elle ne veut pas du voisinage des Le Couteulx. Elle veut se sentir pleinement chez elle, sans avoir à supporter leur regard et leurs regrets. Elle s’installe au début du mois de mai 1799, avec seulement quelques effets personnels et des caisses de vin qu’elle a fait transporter par son domestique.

Cette grande maison doit lui paraître bien vide sans Bonaparte. S’il n’était pas parti aussi vite, ils l’auraient inauguré ensemble, parce qu’il aurait fini par céder à ses supplications. Si jamais il revient avec de nouveaux lauriers ajoutés à sa gloire, plus que jamais il aura besoin de repos avant de rebondir vers d’autres destinées. Elle est dans la confidence et dans la complicité de ses dessins, elle n’est pas restée inactive en son absence. Elle a entretenu le feu sacré chez ses partisans, qui veulent croire que son avenir est indissociable de celui de la France, elle a étoffé son réseau d’influence dans les milieux politiques et financiers, elle a donné quelques dîners républicains. Châtelaine, voilà le titre qui lui manquait pour ajouter à la considération de ses pairs et elle adopte vite les habitudes de la vie de dame de château. Sa femme de chambre, sa cuisinière, son valet de chambre et son cocher, Euphémie, sa bonne noire qui la suit depuis son enfance, constituent à peu près sa seule société. Quant aux employés du domaine, qu’elle s’est engagée à garder, ils logent dans les communs. Sans la moindre nouvelle de Napoléon et d’Eugène, elle s’enferme tout l’été à Malmaison et confie à Barras : « Depuis que j’habite la campagne, je suis devenue si sauvage que le grand monde m’effraie ».

Hortense, alors en pension à Saint-Germain-en-Laye chez Madame Campan, ignorant que son frère et Bonaparte sont près de débarquer à Saint-Raphaël, écrira à Eugène le 4 octobre 1799 :

« Maman a acheté la Malmaison, qui est près de Saint-Germain. J’y suis presque toutes les décades ; elle y vit très retirée, n’y voit que Mme Campan et Mlles Auguié qui y viennent souvent avec moi. Elle n’a donné que deux grands dîners depuis que vous êtes partis, où elle a prié les directeurs, ainsi que toute la famille Bonaparte : ces derniers ont constamment refusé. Louis, même, n’a pas voulu venir loger avec maman et ne vient pas nous voir. De tout cela, il n’y a que Mme Bonaparte, la mère, qui soit aimable avec nous et qui nous fasse des amitiés, mais je crois qu’elle va bientôt retourner en Corse. Maman est, je t’assure, bien affectée de voir que sa famille ne veut pas vivre bien avec elle ; cela la fâche à cause de son mari qu’elle aime beaucoup et je suis persuadée que, si elle était sûre de passer, elle irait vous trouver, mais tu sens bien que cela est impossible dans ce moment-ci ».

Un vieux château rhabillé de neuf (1799-1809)

« Nous avons visité avec le citoyen David la Malmaison que Mme Bonaparte veut faire embellir. Elle nous a ordonné de lui présenter des projets. Elle veut faire de ce domaine un lieu de délices. Les jardins sont agréables. Le site est très beau. La maison est affreuse, ainsi que tous les bâtiments qui en dépendent. Nous croyons cependant qu’il est possible de la rétablir et de la rendre à peu près commode. Nous allons hasarder des projets de constructions nouvelles ».

Le Journal de Fontaine, 29 novembre 1799.

Malmaison, un palais républicain

Lorsque Charles Percier (1764-1838) et Pierre-Léonard Fontaine (1762-1853) sont chargés par Joséphine Bonaparte d’aménager ce château du XVIIe siècle, ils avaient été engagés peu de temps avant pour l’hôtel de la rue Chantereine : elle leur confie le soin de faire de Malmaison une demeure à ses goûts et ceux de Bonaparte. Pour autant, l’état des lieux dressé au moment de la vente en 1799 présente, non pas une demeure démodée, mais bien au contraire un lieu répondant aux exigences de la mode de la fin du XVIIIe siècle, comme le prouvent l’existence d’un boudoir turc, d’un abondant mobilier d’acajou et des pièces aux murs tendus de mousseline.

L’Hôtel Bonaparte, rue Chantereine (devenue rue des Victoires)

L’achat a lieu le 21 avril 1799 : le général Bonaparte est en Égypte, mais Joséphine s’installe rapidement pour passer le printemps et l’été à la campagne, ainsi que l’explique Hortense le 4 octobre à son frère Eugène : « maman vit très retirée à Malmaison ». L’emménagement hâtif dans cette demeure aux murs tendus de toile de Jouy ou de papiers peints ne semble pas déplaire à Madame Bonaparte, mais peut-être manque-t-il l’argent nécessaire à des améliorations ? Il faut attendre la fin de Novembre, soit un mois après le retour à Paris de Bonaparte, pour que Joséphine fasse part de son désir « de faire embellir » sa nouvelle résidence. Mais les évènements se sont précipités pendant ces quelques jours : le général victorieux fomente et réussit son coup d’État pour prendre le pouvoir le 9 novembre. Si bien que cette simple maison de campagne, où Joséphine apprécie de vivre hors du monde, devient soudain résidence du chef de l’État : le calme qu’elle y trouvait jusqu’alors va définitivement disparaître.

Ce bouleversement politique va avoir un double impact sur le devenir de ce lieu. Il va falloir adapter cette bâtisse au nouveau statut social de ses propriétaires, même si elle doit rester le havre de paix recherché par le couple Bonaparte. Et il faut aussi que cette adaptation soit menée rapidement et selon le calendrier dicté par le nouveau chef du gouvernement. Dès lors, Malmaison va vivre ses métamorphoses au rythme de l’Histoire. Tel va être le chantier mené tambour battant dès l’aube du nouveau siècle.

C’est dans cet état d’esprit que Percier et Fontaine viennent visiter le château en cette fin 1799. Pour mener à bien ce chantier, Joséphine Bonaparte fait appel à ces deux architectes en vogue, tous deux disciples de l’architecte Antoine-François Peyre (1739-1823), et lauréats du grand prix de l’Académie royale d’architecture respectivement en 1786 et 1785. Et c’est à l’académie de France à Rome, au palais Mancini, qu’ils se lient d’amitié. La proximité qu’ils ont avec le monde antique ne peut que développer leur passion pour celui-ci, ce qui leur vaudra leur surnom « les Étrusques ». De leur entrée à l’Opéra de Paris en 1792 comme « dessinateurs de décorations », où ils peuvent reconstituer par l’artifice le décor éphémère d’une cité romaine primitive, à la décoration patriotique de la salle de la Convention aux couleurs de la République romaine, il n’y a qu’un pas, qu’ils franchissent aisément. Avec cette culture pétrie de classicisme, de valeurs républicaines, d’éphémère et de représentation, sortira l’esprit du projet de Malmaison qu’il présenteront au Premier consul et à son épouse.

Malmaison devient le fruit de la rencontre de deux ambitions, celle d’un homme jeune, fougueux, à la réusite fulgurante et la fortune assurée et de celle des deux jeunes architectes, aux talents prometteurs. Les Bonaparte possèdent à présent en propre deux résidences, une à Paris, rue de la Victoire et l’autre, le château de Malmaison. Après le coup d’État du 18 Brumaire, le couple consulaire vit un temps dans le palais du Petit-Luxembourg. C’est en décembre, soit quelques jours après la visite des architectes à Rueil, que le Premier consul décide de quitter ce palais et d’installer le palais du gouvernement dans l’ancienne résidence royale des Tuileries. Dès lors, le général Bonaparte partagera son temps entre cette résidence officielle et sa résidence personnelle à la campagne. Il est intéressant de noter qu’à partir de ce moment, deux chantiers de rénovation vont être menés parallèlement dans ces deux demeures : aux Tuileries par l’architecte Leconte et à Malmaison par Percier et Fontaine.

Après la visite du 29 novembre, ces derniers remettent au 6 janvier 1800 leur projet de rénovation de la Malmaison. Alors que le 19 février, le Premier consul s’installe dans les Tuileries aménagées à la hâte, les premiers travaux ne commencent à Malmaison qu’au cours du premier trimestre de 1800, soit plus de neuf mois après son acquisition. Mais Percier et Fontaine doivent faire face à plusieurs contraintes. Il faut aménager un bâtiment, qui bien que classique, est très éloigné des modèles de villas italiennes et du palais du Té à Mantoue de Jules Romain, véritables icônes architecturales pour ces artistes. En plus de cette gageure, il faut aller vite, afin de faire coïncider les périodes de travaux aux absences du couple consulaire de Malmaison, c’est-à-dire entre deux décades.  il faut faire face également à des clients aux exigences sérieuses. Si Fontaine note que Madame Bonaparte souhaite aménager Malmaison, il ne faut pas minimiser l’implication du Premier consul dans la transformation de cette résidence qu’il vient de payer. Bonaparte écrit du Caire, le 25 juillet 1798, à son frère Joseph qu’il a besoin de solitude et d’isolement. De son côté, Joséphine, dans une lettre qu’elle écrit à Barras un an après lui dit : « Depuis que j’habite la campagne, je suis devenue si sauvage que le grand monde m’effraie ». Cela pourrait laisser à penser que ce château n’est pour le couple consulaire qu’un lieu isolé, à la fois si proche et si loin de Paris. Pourtant il n’en est rien.

Le journal tenu par Fontaine renseigne précisément sur la chronologie des travaux et permet de dégager les grandes lignes du projet. La première demande du général concerne l’installation des espaces de service. « Madame bonaparte nous a ordonné de faire à la Malmaison, en attendant l’exécution des grands projets qu’elle a approuvés, différentes petites dispositions nécessaires à l’habitation du Premier consul qui paraît disposé à venir y prendre l’air tous les dix jours ». Celles-ci correspondant particulièrement aux espaces de services : des communs, des écuries pour trente chevaux, sont installés dans l’ancienne ferme ainsi que des logements pour les domestiques.

Car le nouveau chef du gouvernement est accompagné d’un personnel et d’une escorte qu’il faut pouvoir accueillir et loger pendant ces séjours à la campagne. Ces espaces se révèlent très vite insuffisants, compte-tenu de la fulgurante ascension politique du maître des lieux. Le 21 mars 1801, Fontaine reçoit de nouveau des ordres pour construire d’autres écuries et « remettre le plus promptement possible les dépendances en état de recevoir beaucoup de monde ». Ces écuries renferment en 1814, dix-neuf chevaux et six juments, les remises à côté, une vingtaine de voitures. Car Malmaison est avant tout une résidence où l’on doit pouvoir accueillir beaucoup de monde. Pour cela, il est nécessaire de donner le volume nécessaire aux pièces de réception. Dans un premier temps, les espaces de vie du couple consulaire semblent inchangés par rapport au moment de l’achat. Mais très vite, tout en gardant la distribution générale, les architectes doivent relever le défi de faire correspondre cette demeure de taille modeste aux ambitions du couple Bonaparte. Vivre, recevoir, travailler, doivent pouvoir cohabiter. Vie politique et vie privée devront coexister dans des espaces définis et isolés. Les pièces de réception, telles qu’au moment de l’achat, sont toujours installées au rez-de-chaussée : salle à manger, salle de billard, gardent leur emplacement ancien et sont distribuées par le vestibule central. Cette vaste pièce, au centre du bâtiment principal, est la première source de contrariétés des architectes, mais également la première touche moderne du décor. Fontaine précise que, contraint par le mauvais état des parquets et des poutres qui le maintiennent, il lui est nécessaire de soutenir le plafond du vestibule par quatre poteaux de bois. L’apparence du marbre, que donne à ces poteaux le stuc poli qu’ils utilisent pour habiller ces éléments structurels, donne le ton des travaux proposés par Percier et Fontaine. Cette pièce centrale, ouvrant comme presque toutes les pièces du rez-de-chaussée par deux côtés sur les jardins, accueille les visiteurs dans un atrium romain. Par cet artifice illusionniste, tout à la fois économique et astucieux, la sévérité et la grandeur de la République antique entrent à Malmaison.

L’art de trucage au service du grandiose rappelle leur travail sur le décor éphémère du théâtre. Les aménagements suivants vont répondre du même principe : ils vont penser le décor de Malmaison comme celui d’une fête patriotique, où vas se jouer la représentation du pouvoir. Cette idée est un écho des grandes fêtes républicaines qui se tiennent à Paris, où sont mises en scène les vertus patriotiques aux accents vertueux, dignes des plus grands héros antiques. Quelques années avant, la collaboration de deux architectes avec celui des Tuileries, Étienne Chérubin Leconte, dans la réalisation de la salle de la Convention, qualifiée par Victor Hugo de « violent et sauvage » est le manifeste d’un nouveau goût. Ce travail les a fait entrer durablement dans les coulisses du pouvoir.

À Malmaison, l’astucieuse idée de Percier et Fontaine est d’agrandir l’espace d’accueil, comme un artifice de théâtre, en perçant deux arcades dans le vestibule central, garnies de glaces sans tain et pouvantes. Ces ouvertures donnent sur la salle à manger et sur le billard. L’uniformité du sol en dallage de marbre noir et blanc des trois pièces crée l’unité et le vestibule devient alors pièce de réception. L’aménagement de la salle à manger devient aussi vite prioritaire. Dès mars 1800, le Premier consul ordonne l’agrandissement de la pièce. Entre mars et juillet, tous les espaces de convivialité sont achevés : salon de musique, salle à manger, billard, vestibule et salon de compagnie. L’utilisation de miroirs pour tromper l’appréciation du volume est encore préconisée par les architectes pour le salon de musique, appelé très justement « petite galerie », ainsi que le précise Fontaine le 3 mars 1800. Le même principe est ingénieusement utilisé pour masquer des conduits de cheminée des cuisines, dans la bibliothèque. En créant des avant-corps garnis de miroirs, ils réussissent à en alléger la massivité, par une fausse transparence, tout en offrant de multiples reflets du jardin environnant.

Les grands banquets organisés sous le Directoire en l’honneur du général Bonaparte, comme celui du 24 décembre 1797 ou celui qu’il fait donner au Temple de la Victoire, le 6 novembre 1799, accueillent respectivement huit cents et sept cents convives. Les réceptions organisées dans la salle à manger de Malmaison sont bien plus modestes. En raison des proportions de cette pièce et malgré les astuces architecturales pour agrandir l’espace, les grands dîners se passent souvent à l’extérieur, sous des tentes. En écho des grandes fêtes républicaines, et pour fêter la victoire de Marengo, Percier et Fontaine empruntent une tente conçue par l’architecte des Tuileries, Leconte, qui sera installée dans les jardins de Malmaison. Ainsi ces installations temporaires extérieures ou permanentes à l’intérieur, partant d’un même postulat, donnent une unité indéniable à l’ensemble du projet. Percier et Fontaine prévoient le 25 mai 1801, une très grande tente décagonale, pour la réception du roi d’Étrurie à Malmaison. Refusée par Bonaparte, le dîner annulé, cette tente sera employée quelques années plus tard, pour la grande fête du couronnement, au chevet de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Une aquarelle de Fontaine en garde le souvenir. Structure imposante, faite de coutil rayé bleu et blanc, orné d’un lambrequin, elle sert de parapluie géant, comme un ultime clin d’oeil aux grands rassemblements républicains à l’aube de l’ère impériale.

Une variante de ce principe est utilisée courant 1801, cette fois pour constituer une pièce d’entrée, précédant le vestibule. Extérieur et intérieur sont aux couleurs de la République : tendu d’une toile en coutil rayé bleu et blanc terminée par une frange rouge, à l’intérieur, tandis que le fronton extérieur est peint à l’imitation du même motif orné d’un lambrequin en trompe-l’oeil, accentuant l’apparence d’une tente. Ce principe avait déjà été adopté pour l’entrée de l’hôtel de la rue de la Victoire.

l’utilisation du décor de spectacle est encore plus manifeste dans le réemploi de guérites provenant du magasin de fêtes, qui sont installées à l’entrée du domaine, pour offrir un abri à la garde. Ainsi que l’explique Fontaine le 16 décembre 1801 : « on avait tiré des magasins des Menus-Plaisirs des restes des maisons portatives, et nous avions fait faire plusieurs petites baraques en bois dans lesquelles on avait établi des postes de garde sur les points principaux de Malmaison ». Ces maisons portatives, probables vestiges de fêtes données par Marie-Antoinette à Versailles, seront remplacées par des constructions pérennes à la fin de 1801. Autre construction qui semble, par sa facture, éphémère : la salle de comédie, qui telle une architecture de fête, voit le jour l’année suivante. Le Premier consul exigeant une réalisation rapide comme toujours (un mois) et économique (30 000 fr), Percier et Fontaine proposent une construction, qualifiée par Fontaine de « presque portative », faite de planches sur un plan circulaire à pans coupés, couverte d’un toit d’ardoise. Cette construction, qui peut recevoir au moins deux cents personnes, a pour tout ornement des toiles peintes, dans l’esprit des décors de fond de scène. Construction indépendante du château, elle y est reliée par un auvent de coutil rayé, de même esprit que ceux dressés pour les réceptions aux jardins.

En dehors de ces réceptions exceptionnelles, le général Bonaparte a l’habitude de déjeuner seul, et Madame Bonaparte déjeune dans son boudoir, avec ses invités. La duchesse d’Abrantès note qu’à la différence des Tuileries, où il n’y a que cinq ou six personnes autour d’elle, « à la Malmaison c’était différent. On était quelquefois douze ou quinze femmes à ce déjeuner, servi dans un petit salon rond donnant sur la cour et que je vois encore quoiqu’il y ait seize ans que je n’y sois entrée. Jamais il n’y avait d’hommes à ces repas du matin ; le Premier consul le défendait positivement ». Les dîners se passent en famille, où se joignent, selon Claude François de Méneval, secrétaire du Premier consul « habituellement un des consuls, un ministre, une ou deux dames » et dans les premiers temps, aides de camp et gens de la Maison du Premier consul auxquels Constant adjoint « les hommes célèbres dans les sciences, les lettres et les arts ». On côtoie ainsi le peintre Isabey, le directeur du musée du Louvre Denon, Monge et Dolomieu. Le témoignage autographe de l’historien et philosophe Jean-Baptiste Delisle de Sales, lors de son invitation à dîner le 20 juin 1801, décrit une table de trente convives, assortie d’un repas frugal qui ne dure que dix minutes. Le nombre croissant d’officiers de la suite du couple Bonaparte rend indispensable la création d’une salle à manger particulière pour ces derniers, au rez-de-chaussée de l’aile sud. Les invités reçoivent une invitation, soit du Premier consul pour les hommes, soit de son épouse pour les femmes. Après le déjeuner, selon la duchesse d’Abrantès « on causait, on lisait les journaux ; il arrivait toujours quelqu’un de Paris, pour avoir une audience ». Aux jeux de salon, échecs, reversi, tric-trac, billard, répondent les jeux de plein air, comme le jeu de barres. Dans cet esprit, Fontaine fait installer le 4 octobre 1800 « quelques jeux d’exercice dans les jardins pour amuser les jeunes aides de camp ».

L’espace de travail du Premier consul est constitué de deux pièces au rez-de-chaussée. La conception de la salle du conseil de Malmaison, commandée à Fontaine le 9 juillet 1800, est issue également de ces décors de grandes cérémonies. La forme de tente qui est adoptée – et connue par un dessin de Percier et Fontaine – est un rappel à la fois des tentes fabriquées par le tapissier Poussin, pour les grandes fêtes républicaines qui se tiennent à Paris, mais aussi des habitations éphémères d’un général en campagne. Faut-il y voir également une réminiscence de la chambre du comte d’Artois à Bagatelle, décorée de la sorte par Bellanger, à la fin de l’Ancien Régime ? Elle présente en outre l’avantage de se fabriquer en atelier et d’être installée assez rapidement dans une pièce, pour respecter les délais courts du chantier. La bibliothèque qui la suit est la dernière pièce aménagée par les architectes au rez-de-chaussée. Elle fait pendant au salon de musique. De cette pièce de plain-pied, le Premier consul apprécie de pouvoir s’échapper de sa table de travail. Cette proximité avec la nature qu’il recherche tant lui est offerte ici. Impossible aux Tuileries, il la trouvera peu de temps après, en prenant comme résidence officielle de campagne, le palais de Saint-Cloud.

Ces espaces de travail s’inscrivent donc dans la continuité des salons. Malmaison prend alors des allures de résidence officielle. Les pièces de réception se trouvent alors définitivement séparées de l’espace privé. Cette disposition devenue incontournable sera reprise en 1811 par Fontaine pour le projet de construction du palais du roi de Rome « en séparant toujours, ainsi qu’il nous était ordonné, l’habitation de famille d’avec la partie qui devait être spécialement consacrée à la représentation ».

Malmaison ou le pouvoir à la campagne

Vue de la Malmaison en 1807, Galerie Christian Le Serbon

« Tous les moments que le premier consul pouvait dérober aux affaires, il venait les passer à la Malmaison ; la veille de chaque décadi était un jour d’attente et de fête pour tout le château. Mme Bonaparte envoyait des domestiques à cheval et à pied au-devant de son époux ; elle y allait souvent elle-même avec sa fille et les familiers de la Malmaison. Quand je n’étais pas de service, je prenais aussi cette direction… Le Premier consul s’occupait plus dans ses jours de congé, comme il les appelait lui-même, de ses affaires particulières que de celles de l’État. »

Journal de Constant.

À compter du 9 juillet 1800, le Premier consul ordonne que lui soit fait un appartement dans le pavillon nord au-dessus du salon. Fontaine en précise la distribution. Aux côtés de la chambre du couple Bonaparte, se trouvent un cabinet de toilette, une petite chambre à coucher et « des pièces accessoires du côté de la galerie ». Le 10 décembre suivant, les deux petits escaliers privés sont achevés. Ils relient, au nord, la chambre à la galerie, au sud le premier étage à la bibliothèque et à la salle du conseil. Ces escaliers de dégagement sont nécessaires à une circulation aisée et éloignée de celle des services. Ce principe sera d’ailleurs adopté aux Tuileries, deux ans plus tard par le même Fontaine. À cette époque, Joséphine et Bonaparte partagent la même chambre, ainsi qu’ils l’avaient fait au Luxembourg, puis aux Tuileries dans les tout premiers temps. Selon les mémoires de son valet de chambre Constant, « Pendant les premiers temps de mon séjour à la Malmaison, le Premier consul couchait toujours avec sa femme comme un bon bourgeois de Paris ». Aux côtés de l’appartement consulaire, se répartissent plusieurs autres appartements au premier étage. La duchesse d’Abrantès nous en laisse le souvenir dans ses Mémoires :

« Nos appartements étaient composés d’une chambre, d’un cabinet et d’une chambre pour notre femme de chambre, ainsi que cela se voit toujours dans les maisons de campagne des gens riches. Les meubles en étaient fort simples ; et l’appartement de la fille de la maison qui touchait au mien, n’en différait que par une porte à deux battants, encore n’eut-elle, je crois, cet appartement qu’après son mariage. Les chambres n’étaient pas parquetées ; ce qui me surprit, sachant à quel point Madame Lecouteulx était elle-même recherchée. Elles donnaient toutes su un long corridor auquel on montait par une marche, laissant à droite l’appartement de Madame Bonaparte et le petit salon dans lequel on déjeunait. Ce corridor était fort étroit, carrelé comme le reste, et donnant sur la cour ».

Le journal de Fontaine, le 1er juillet 1802, précise qu’il y avait sept logements au premier étage et dix au second.

« Ce lieu de délices » décrit par Constant, où « la société était d’une élégante simplicité où nulle étiquette n’était encore imposée » est pétri de cet esprit républicain fort d’égalité et de fraternité qui pourrait influencer le mode de vie. Mais Bonaparte, même à la campagne, est avant tout le chef de l’État. Le ministre Fox ne s’y trompe pas lorsqu’il voit en lui trois Bonaparte, selon l’endroit où ce dernier réside. Celui de Malmaison semble, comme tous ses contemporains l’affirment, le plus simple des trois. Mais sa fonction à la tête du pouvoir et l’image qu’il doit donner en toute circonstance ne doit être en aucun cas galvaudée par une familiarité inappropriée. Son secrétaire, Claude François de Méneval, entré justement à son service en 1802, le remarque bien. Il y a « dans la maison du Premier consul, les éléments d’une cour ».

Si le gouvernement est installé à Paris, au Luxembourg puis aux Tuileries, les voyages incessants du Premier consul à Malmaison pendant le Consulat impliquent que l’appareil d’État suive. Le conseil des consuls peut se dérouler tout autant à Paris qu’à Malmaison. Entre janvier 1800 et septembre 1802, cent trente-quatre conseils des consuls ou conseils privés se tiennent à Malmaison. Les séjours du général Bonaparte peuvent être brefs, une nuit ou plusieurs jours d’affilée. Très fréquents, tous les dix jours dans les premiers temps des travaux, entre 1800 et 1802, ils s’espaceront après l’installation au palais de Saint-Cloud, le 20 Septembre 1802, jusqu’à l’avènement de l’Empire. Si à l’hiver 1800, Bonaparte signifie : « Bourrienne, la saison devient mauvaise ; je n’irai plus que rarement à la Malmaison », l’étude du calendrier des séjours quelle qu’en soit leur durée, prouve qu’à aucun moment de l’année cette résidence n’est désertée. Même en l’absence de Joséphine, partie prendre les eaux à Plombières, Malmaison s’anime. Bourrienne s’amuse à voir le contentement qu’éprouve le Premier consul à venir se reposer à Malmaison : « Je ne puis peindre le plaisir qu’il éprouvait qu’en le comparant à celui qu’éprouvent les écoliers quand on vient les chercher pour aller passer dans leur famille un jour de congé ». Cependant, l’infatigable travailleur qu’est le Premier consul oblige ses secrétaires à vivre au même rythme trépidant, et qui sont, à l’instar de Bourrienne, souvent réveillés en pleine nuit à l’arrivée d’un courrier. Ce dernier va d’ailleurs, par une commodité toute relative, acheter une résidence dans Rueil, pour loger à proximité du chef du gouvernement. Car, voilà le problème majeur de Malmaison : l’étroitesse des lieux de cette demeure de campagne, qui ne peut s’adapter que difficilement aux nouvelles fonctions de son propriétaire. Cette résidence particulière, bien qu’accommodée astucieusement pour le couple consulaire, va-t-elle s’adapter aux contraintes protocolaires liées à l’ascension politique de Bonaparte ? La rédaction du premier document réglant le nouveau protocole, appelé étiquette, date de mars 1802. Les aménagements de Malmaison sont en partie déjà achevés. Prélude à l’instauration du Consulat à vie, le 2 août 1802, cette codification de la vie de cour va s’accompagner de la mise en place de l’administration de la Maison du Premier consul. Celle-ci doit régir, sur un modèle adapté de l’Ancien Régime, l’organisation de la vie des palais, du protocole jusqu’à l’organisation des cuisines, de la lingerie, du mobilier ou de la police intérieure. La nomination d’un Gouverneur du palais, le général Duroc, le 20 novembre 1801, en marque la première étape. Cette préfiguration de l’administration impériale voit se dessiner les grands services de la future Maison de l’Empereur, avec un Grand chambellan, un Grand écuyer et un Grand veneur. C’est également à partir de 1802 que s’organisent les nouvelles règles comptables et une gestion méticuleuse et raisonnée des dépenses publiques avec la définition d’un budget. Le Gouverneur du palais est secondé par le Trésorier général du gouvernement, Martin-Roch Xavier Estève, nommé en décembre 1803. Toute dépense sera soumise au Premier consul.

L’impact des règles du protocole se manifeste à Malmaison notamment par la présence de deux fauteuils dans la salle à manger, réservés au couple consulaire puis impérial, les autres convives n’ayant droit qu’à des chaises.  Le même principe préside dans le théâtre, dont les sièges sont composés de deux fauteuils et de nombreuses banquettes. La codification très stricte de la vie et des usages à la cour sera de nouveau édictée en 1806, avec la publication de l’Étiquette du palais impérial. Celle-ci précise les règles du protocole, les responsabilités de chaque grand officier mais aussi la disposition des appartements impériaux, leur usage ainsi que la répartition des tâches dévolues au service. Le mobilier de la galerie livré vers la fin de l’année 1809, correspond parfaitement à ces règles, puisque s’y trouvent deux fauteuils luxueux de bois sculpté et doré, accompagnés de leur tabouret de pied, réservés au couple souverain. Viennent ensuite hiérarchiquement trente chaises pour les princesses et trente-six tabourets en X pour les dames, également en bois doré. Les fauteuils sont garnis de velours de soie précieux, mais les chaises et tabourets ne sont en revanche garnis que de maroquin. De même, le mobilier de salon, qui est commandé par Joséphine en 1810-1811, répond à ces règles de l’étiquette impériale. Si les vastes palais impériaux permettent sans difficulté de créer des espaces distincts de grands appartements de réception, d’un appartement d’honneur et d’un appartement intérieur pour l’Empereur et pour l’Impératrice, Malmaison n’offre pas les mêmes possibilités. La petitesse des lieux rend plus difficile l’application stricte de cette réglementation. La distribution des espaces de ce château présente néanmoins quelques adaptations nécessaires. Le premier changement significatif intervient très tôt en juillet 1800, avec la création de la salle du conseil qui consacre définitivement une grande partie du rez-de-chaussée à l’espace de réception. À l’image des grands palais, Malmaison a une salle de concert, une galerie, mais un seul salon au lieu de trois et évidemment pas de salle du trône. Les appartements de l’Empereur et de l’Impératrice, dès 1800, sont disposés à l’étage. À partir du sacre, deux chambres séparées sont alors à la disposition du couple. La chambre consulaire devient celle de l’Impératrice, alors que dans l’aile sud, au-dessus de l’espace de travail, prend place la chambre de l’Empereur. De l’appartement intérieur, tel qu’il existe dans les autres palais, Malmaison n’aura pas d’appartement d’honneur, mais seulement une version réduite de l’appartement intérieur, avec une chambre, un salon, un cabinet de travail mais sans cabinet topographique, ni salle des gardes. Ces différentes pièces, situées sur deux niveaux, communiquent par un petit escalier intérieur. L’appartement de Joséphine est constitué d’une antichambre (comme dans un appartement d’honneur), d’une chambre à coucher, d’un cabinet de toilette, d’un boudoir, d’une salle de bains. Il manque à Malmaison cependant une bibliothèque personnelle.

L’étiquette règle également les accès des personnes du service de la livrée ou des officiers. Sans salle des gardes, pages de service et sous-officiers des piquets de la garde à cheval se tiennent sous la tente, ainsi qu’en témoignent les contemporains. Alors que l’accès aux pièces de réception est très réglementé, il convient d’avoir des espaces de circulation secondaire affectés au personnel. Par exemple, les frotteurs doivent faire le ménage au lever du jour mais ne doivent jamais traverser les appartements d’honneur. Ces espaces très réduits à Malmaison sont une réelle contrainte pour le service. L’absence de couloirs de dégagement à l’arrière des pièces d’une partie du rez-de-chaussée complique la discrétion de la logistique. Une circulation secondaire existe cependant par les souterrains, prenant jour dans le saut du loup, qui dessert notamment le réchauffoir, en partie sud. Quelles que soient les difficultés à contourner, le personnel affecté au service de leurs majestés est important. L’état des gages du personnel de Malmaison en 1800 renseigne précisément sur la qualité des employés au service du couple consulaire. Trente-quatre personnes sont alors énumérées. Parmi celles-ci c’est au concierge, Étienne Charvet, qu’incombe l’entretien du lieu et du mobilier et a autorité sur le personnel. Celui-ci occupe cette fonction à partir du 10 juin 1798 jusqu’au 9 juillet 1802, où il devient concierge de Saint-Cloud. Son épouse est employée comme lingère. À son départ, Charles Idatte prendra sa place, même si le Premier consul voit d’un mauvais oeil sa présence, du fait que sa femme est anglaise. L’entretien est assuré par « Marguerite, fille du château » et par un frotteur, Jean-François Derron, Louis, garçon de château, un homme de peine, une servante et des « mamelouks et petits nègres ». Malmaison compte trois portiers dont un pour les écuries. L’entretien des jardins relève du jardinier en chef qui a sous ses ordres six garçons jardiniers, auxquels s’adjoignent deux journaliers. Il va sans dire que malgré la présence de toutes ces personnes, l’arrivée et le service du couple consulaire puis impérial nécessitent un autre train de maison. L’état des frais de mission pour 1807 prouve sans conteste que le personnel de la livrée suit l’Empereur et l’Impératrice, d’où qu’ils viennent, des Tuileries ou de Saint-Cloud, pour un séjour ou un simple passage à Malmaison. L’intendant du Premier consul, puis de l’Empereur, Charles Pfister est également chargé de l’Intendance de ce palais, au même titre que celui des Tuileries. À charge pour lui de gérer personnel et dépenses diverses de cette résidence privée, sur le même plan que la résidence officielle. C’est donc lui qui va régir cette demeure jusqu’à la nomination d’un intendant particulier, en juin 1803, Charles-François Brisseau de Mirbel. Botaniste réputé, Madame Bonaparte le chargera en plus de la bien grande et lourde mission, de dresser le catalogue de toutes les plantes renfermées dans les serres, pépinières ou en terre, de faire établir des abris pour les animaux de la ménagerie, et de diriger les jardiniers. Dans un état de service des employés dépendant du Grand maréchal du Palais au service du couple impérial, il est intéressant de noter la fidélité des employés au service du général Bonaparte. Parmi d’autres, le frotteur Louis-Edouard Trubert reste employé pendant seize ans à Malmaison. Certains, qui avaient travaillé dans de grandes familles aristocratiques de l’Ancien Régime, vont participer par leur simple savoir-faire, à la permanence des usages de l’ancienne cour. Car le nouveau chef du gouvernement et son épouse n’ont pas une connaissance directe de la cour de Louis XVI. Madame Campan, cette ancienne Première femme de chambre de Marie-Antoinette, chargée de l’éducation d’Hortense et très proche de Joséphine, aura probablement un rôle majeur dans la mise en place de cette vie de cour. Il ne faut pas non plus minimiser l’influence qu’a pu avoir l’administration du Garde-Meuble. Cette institution ancestrale, dont nombre d’employés étaient déjà là sous l’Ancien Régime, travaille dans l’ombre du pouvoir et transmet ainsi indirectement la tradition et les usages de la cour et du protocole. Conscient de l’importance qu’il doit accorder au décor et à l’ameublement des palais, ce n’est pas un hasard si le Premier consul nomme à sa tête deux administrateurs, personnes de confiance, Étienne Jacques Calmelet, homme d’affaires de Joséphine, dont il fut le témoin à son mariage, puis Alexandre Desmazis, ancien officier d’artillerie, qui connaît Bonaparte depuis Brienne.

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Avenue du Château de la Malmaison, 92500 Rueil-Malmaison