L'Église en 3D ?

Située aux confins de la Normandie, de l’Île-de-France et de la Picardie, l’église Saint-Gervais-Saint-Protais de Gisors a fait l’objet d’une reconstruction presque complète à l’époque flamboyante, puis d’embellissements tout au long de la Renaissance. Ce cas de figure serait commun à de très nombreuses églises de la région si ce n’étaient les vastes dimensions du monument résultant de ces campagnes. L’édifice constitue ainsi l’un des rares témoignages de la richesse de la ville à la fin du Moyen Âge, autrement presque entièrement détruite par les bombardements de la seconde guerre mondiale. Elle était alors le centre d’un important bailliage royal et d’une vicomté, habitée par de nombreux officiers de justice et de finance et par une bourgeoisie marchande. Son statut de paroisse urbaine unique en fait un cas d’étude singulier. De fait, les générosités de toute cette société urbaine s’y sont retrouvées concentrées. Le riche fonds d’archives conservé, constitué des comptes de la fabrique et des registres de confréries, permet de documenter finement la plupart des œuvres épargnées par les aléas du temps, ainsi que le contexte de leur commande. Les procès-verbaux de visites archiépiscopales ou diaconales, ainsi qu’une description en vers de l’église aident à les resituer à leur emplacement original. Ces œuvres ne sont pas étudiées ici sous l’angle de leur dimension esthétique mais sous celui de leur commande, qui en plus d’être riche d’enseignements sur la signification de l’objet, nous permet de caractériser les lieux auxquels elles étaient destinées.

La période étudiée, un long XVIe siècle, de ses premières années à 1629, est d’autant plus intéressante pour envisager les questions d’aménagement ecclésial qu’elle constitue un moment charnière pour les pratiques religieuses. D’une part, ce siècle s’inscrit dans la continuité des précédents, constituant le paroxysme de pratiques que Jacques Chiffoleau a qualifiées de « religion flamboyante », ou de « religion des œuvres » : à Gisors, comme ailleurs, les laïcs interviennent de plus en plus au sein de l’église, en multipliant les fondations, en s’investissant dans la fabrique ou en adhérant à des confréries, dont le nombre continue de croître jusqu’au milieu du XVIe siècle. D’autre part, il s’agit de l’époque où les premiers effets de la réforme catholique commencent à se faire sentir, notamment à travers les visites pastorales.

Il apparaît donc impossible d’envisager l’aménagement de l’espace ecclésial sans prendre en compte la liturgie et son évolution : les procès-verbaux des visites archiépiscopales ou diaconales, en portant leur attention sur les exigences d’adéquation entre l’entretien et l’emplacement dans l’église des objets du culte et les normes liturgiques en vigueur, le montrent assez. Partant de ces sources il est possible de déterminer comment, au sein d’un espace ecclésial aux contours peu définis, le mobilier liturgique et les œuvres contribuent à borner précisément et à caractériser des lieux auxquels sont attachés différents usages, fonctions et degrés de sacralité.

Les acteurs de la paroisse et leur répartition au fil de la reconstruction

Du fait de son statut de paroisse unique, Saint-Gervais-Saint-Protais concentre en son sein l’ensemble de la communauté catholique de la ville, se confondant ainsi avec l’Ecclesia. Tous les paroissiens n’y interviennent pas de la même manière, ni avec la même intensité, mais tous y trouvent in fine leur place. Avant de pouvoir établir quel lieu échoit à quelle personne ou à quel groupe, il faut tenter de déterminer qui sont ceux qui jouent un rôle dans la paroisse et surtout comment l’espace intérieur de l’église s’est réparti entre eux au fil du temps.

Au premier chef se trouve la fabrique, constituée de quatre à six marguilliers, renouvelés par roulement tous les trois ans. Elle est composée de représentants de la société laïque, officiers et riches bourgeois. Véritable chef d’orchestre de la vie paroissiale, elle a en charge la gestion du temporel de l’église, notamment les chantiers de construction et les commandes d’œuvres. Concentrant les dons de nature et de provenance diverses, elle a un rôle pivot entre les autres paroissiens et le clergé.

Devancées par la fabrique en termes d’importance institutionnelle, mais premières par le nombre, viennent les confréries, particulièrement nombreuses à Gisors : on en compte 31 au milieu du XVIe siècle, quand, à la même date, Rouen en comptait 131 et Dieppe moins de 25, ce qui place Gisors au deuxième rang des villes normandes pour son nombre de confréries. Ce dynamisme permet à l’ensemble des groupes de la société d’être représenté et d’agir, de manière collective, au sein de l’espace ecclésial. Les plus aisés adhèrent à Notre-Dame de l’Assomption, créée en 1360 et dont le rayonnement dépasse la seule ville de Gisors ; les officiers se retrouvent au sein de la confrérie Saint-Louis. En outre, à chaque métier ou presque est associée une organisation (aux cordonniers, la confrérie des saints Crépin et Crépinien, aux boulangers, celle de saint Luc…). Les laïcs peuvent néanmoins intervenir à titre individuel, de manière plus ou moins ostentatoire : par des dons sous forme de rentes, d’argent ou d’objets, ou par la création de messes pour leur Salut, qui, si elles sont suffisamment nombreuses peuvent légitimer la création d’une chapelle.

Signatures des trésoriers de la fabrique à la fin du compte de l’année 1561-1562 (AD Eure, G 2018, f. 26v).

Plan phasé de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais de Gisors, avec les dates d’installation des confréries et des chapelles privées.

À la mesure de leur participation à la vie de la fabrique, chacun de ces acteurs peut prétendre à l’occupation d’une partie de l’église. La répartition s’opère au fur et à mesure de la reconstruction voire préside dans certains cas aux choix architecturaux, sous l’égide de la fabrique. À partir de 1497, les travaux de reconstruction ont débuté à l’est, par les chapelles entourant le chœur, et c’est naturellement là que les confréries les plus anciennes sont installées. À la doyenne, qui est aussi la plus importante, Notre-Dame de l’Assomption, on offre une place de choix : une chapelle longue de quatre travées, au nord du chœur. Dans un deuxième temps, on concède aux deux donateurs laïcs ayant fortement contribué sur le plan financier à la reconstruction de l’église, le bailli de la Viefville et la dame de Fouilleuse, les chapelles de l’ouest de la croisée.

Les chapelles des bas-côtés de la nef sont distribuées au fil du chantier aux confréries de métier, qui les ornent alors de leur héraldique ou de représentations liées à leur activité. Dans certains cas, la date de création d’une organisation confraternelle coïncide avec la construction de la partie de l’édifice amenée à devenir sa chapelle. Par exemple, la confrérie Saint-Prix est fondée en 1517, alors qu’en 1518, la construction de la deuxième travée du bas-côté sud de la nef, qui lui est allouée pour ses dévotions, est achevée. De même, la fondation de Notre-Dame-de-la-Visitation en 1527 est contemporaine de l’édification de sa chapelle, occupant la cinquième travée du bas-côté nord de la nef. Cette concomitance, ainsi que la place de choix réservée aux confréries au sein de l’église ont fait penser à Étienne Hamon que leur présence en aussi grand nombre a pu être la conséquence des besoins financiers liés à la reconstruction de Saint-Gervais-Saint-Protais, un édifice hors-norme par sa taille en comparaison de la plupart des églises paroissiales. Un phénomène similaire d’installation des organisations confraternelles dans les chapelles des bas-côtés de la nef est observable à Saint-Germain-l’Auxerrois de Paris, mais ce cas de figure ne doit pas être généralisé à toutes les reconstructions de l’époque flamboyante. Par exemple, à Saint-Gervais de Genève, qui connaît une reconstruction presque complète entre 1430 et 1450, les chapelles latérales sont réservées aux fondations des laïcs.

À Gisors, les bas-côtés étant tous occupés au moment où on achève le voûtement de la nef à la fin des années 1540, les chapelles des laïcs créées dans la seconde moitié du XVIe siècle prennent place contre les piliers de la nef. C’est alors une importante fondation de messes qui justifie la cession par la fabrique d’une partie du sol de l’église, sous le contrôle du clergé. Bien que ces chapelles soient architecturalement moins singularisées que celles des bas-côtés, le fondateur dispose tout de même de son lieu propre de la même manière que les confréries ou les donateurs laïques de la première heure.

Au début du XVIIe siècle, les visites archiépiscopales témoignent d’une occupation dense mais organisée. De fait, les dates de fondations des chapelles, ainsi que les statuts sociaux des différents protagonistes, ont engendré une structuration de l’intérieur de l’église : le chœur est réservé au clergé, les chapelles l’entourant aux confréries les plus anciennes, les chapelles jouxtant la croisée du transept aux premiers donateurs laïques, les bas-côtés de la nef aux confréries de métiers. Quant à la nef, elle apparaît mixte : l’assemblée des fidèles s’y retrouve, mais des fondateurs laïques peuvent s’en approprier de petites parties. Dès lors, chacun peut investir et aménager le lieu qui lui est dévolu selon l’usage qu’il en fait.

Plan de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais de Gisors, avec la répartition des lieux entre les acteurs.

La commande artistique : expression concrète de l’appropriation d’un espace et de sa structuration en lieux

Que ce soit de manière collective à travers une confrérie, ou à titre individuel, c’est la générosité envers l’église qui constitue le moyen d’y occuper une place physique. Cette répartition entre différents acteurs entraîne une division spatiale et la création de lieux, plus ou moins singularisés par leur architecture et autonomes les uns des autres, aménagés à l’image de ceux qui les occupent. Les sources conservées ne permettent pas de saisir les questions de circulation des hommes ou d’accès. En revanche, les données qu’elles livrent sur la commande artistique destinée à des emplacements spécifiques en explicitent les marqueurs spatiaux : relever et analyser qui commande ou finance quoi et où permet de fonder concrètement une véritable topographie ecclésiale.

Commençons par le chœur, endroit le plus sacré de l’édifice. À Gisors, il s’étend sur trois travées, est surélevé par rapport à la nef et fermé d’abord par une clôture de bois, puis par un jubé de pierre construit vers 1570, qui établit une frontière claire entre zone des laïques et celle du clergé officiant. La singularité du chœur, plus proche du divin, est réaffirmée au cours de la période, alors même que les premiers principes du concile de Trente commencent à être édictés. Si le clergé en a sans conteste l’apanage, celui-ci n’apparaît qu’en filigrane dans les documents à notre disposition : de fait, la commande des objets qui prennent place dans le sanctuaire est matériellement gérée par la fabrique. Néanmoins, le choix des cycles iconographiques et les messages qu’ils véhiculent attestent le rôle joué par des desservants cultivés dans leur conception. Prenons l’exemple des panneaux peints, ajoutés au retable sculpté du maître autel en 1603. Les volets extérieurs représentent le cycle de la vie des saints Gervais et Protais, les patrons de l’église. Sur les volets intérieurs, sont peintes des scènes bibliques qui préfigurent le sacrifice christique ou mettent en exergue le rôle sacrificiel du prêtre : multiplication des pains et des poissons sur les bords du lac de Génésareth, Moïse présidant un repas pascal, transformation du vin en eau lors des Noces de Cana… Une place privilégiée est également accordée à la représentation du Miracle des Billettes à Paris, la légende de profanation d’hostie alors la plus en vogue. Le choix de ces scènes doit être mis en lien avec la fonction du chœur, et plus précisément de l’autel, lieu de l’exposition du corps saint et du sacrifice eucharistique, mais il réaffirme également avec force le dogme de la Transsubstantiation, dans un contexte de réforme catholique. En outre, l’emplacement du maître-autel est mis en avant par l’ornement de l’architecture : en 1598, deux anges sont sculptés dans les écoinçons de l’arc gothique situé entre les chapelles du chevet et le chœur. Ces reliefs, placés en hauteur et au fond du sanctuaire, signalent ainsi au loin le maître-autel, alors même que le jubé et la clôture du chœur devaient en restreindre la vue. L’intensité des commandes destinées au chœur à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, dont certaines prennent des accents militants, montre qu’il s’agit de l’emplacement concerné au premier chef par les principes de la réforme catholique.

Si les comptes de la fabrique permettent de suivre en détail les commandes des trésoriers pour le chœur, tel n’est pas le cas pour les chapelles des confréries. Pour une seule d’entre elles, Notre-Dame de l’Assomption, des registres de compte ont été conservés. Malgré leur caractère lacunaire, ils sont riches d’enseignements sur les travaux financés par la confrérie elle-même, une fois le gros œuvre achevé vers 1510. Le processus d’appropriation de la chapelle commence par les finitions liées à l’architecture : peinture des voûtes, dorure des clefs de voûte et revêtement des piles. Les confrères commandent ensuite les œuvres pour l’orner : vitraux, groupe sculpté de la Dormition de la Vierge et relief des Litanies. Ils prennent également en charge son mobilier et ses ornements liturgiques, ainsi que ses parements d’autels.

Ce type d’appropriation, sans doute courant, n’a pas laissé de traces écrites dans le cas des autres confréries. Cependant, les chapelles de certaines d’entre elles conservent suffisamment de traces de liens entre architecture et images, à l’instar de la chapelle Saint-Claude, occupée par la confrérie des tanneurs à partir de 1526, pour suggérer un procédé similaire. Un pilier polygonal, à l’ornementation parlante, en marque l’entrée et indique explicitement qui en sont les occupants : y sont sculptés en relief le saint patron de la confrérie, ainsi que les lettres qui composent son nom, des confrères en prières et des scènes du métier de tanneur (foulage, nettoyage, étirage…). Cette pile semble ainsi avoir un double rôle : elle marque le seuil de la chapelle et signale sa vocation à accueillir les prières collectives d’un groupe constitué. En outre, le choix des confrères, comme souvent à Gisors ou ailleurs, s’est porté sur une verrière hagiographique, éclaircie de la moitié de ses scènes au XVIIIe siècle. Sont encore aujourd’hui visibles le Baptême de saint Claude, son Éducation et son Ordination. Un retable représentant des scènes de la vie du saint ainsi qu’une statue sur le même sujet ornaient également cette chapelle. La multiplication des œuvres et des objets liés à l’iconographie de la confrérie et de son patron traduit un processus d’appropriation par l’image. Leur emplacement permet donc de délimiter assez précisément le lieu de chacune des confréries, lieu qui devient pour ainsi dire son territoire, au sein duquel elle dispose d’une liberté presque totale pour effectuer ses dévotions et se mettre en scène. Les œuvres ont donc pour les historiens de l’art, comme sans doute pour les paroissiens de l’époque, un véritable rôle signalétique.

La nef, destinée à accueillir l’ensemble des fidèles, est un espace complexe où peuvent circuler tous les paroissiens et dont l’aménagement et le décor dépendent d’acteurs variés. Chaque verrière des baies hautes a par exemple été financée par un donateur différent, très probablement sous la supervision des trésoriers de la fabrique ou du clergé, qui ont assuré la cohérence du cycle vétérotestamentaire. Concernant les chapelles privées fondées dans la nef au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, le processus d’appropriation par l’image apparaît similaire à celui des confréries logées dans les bas-côtés, à la nuance que leur délimitation y est architecturalement moins marquée. Un marché, passé entre le fondateur d’une des chapelles et un fondeur parisien, Michel Mylet, pour la réalisation de colonnes de cuivre destinées à clore la chapelle, montre toute l’importance de marquer sa limite dans un espace mixte et ouvert.

La perception des lieux de l’église par ses paroissiens

Le morcellement de l’espace ecclésial en lieux étant établi, il importe de se pencher sur sa signification aux yeux des paroissiens de l’époque. Cette question, qui se rapporte à des perceptions et à des sensibilités que nous ne saurions éprouver aujourd’hui, et qui n’ont pas toujours laissé de trace écrite, s’avère délicate. Néanmoins, dans le cas de Gisors, deux documents apportent des clés de lecture.

En 1629, un paroissien de l’église, Antoine Dorival, compose une description en vers qui se veut une véritable ekphrasis de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais. Se présentant explicitement comme un peintre, l’auteur passe minutieusement en revue chaque place de l’édifice à travers un parcours systématique allant de l’extérieur à l’intérieur, du chœur à la nef, de chapelle en chapelle, pour réaliser son grand Tableau. À chaque arrêt, il évoque certains éléments architecturaux, mais surtout les objets qui y sont présents, en des termes toujours très élogieux. Il s’attache néanmoins bien plus aux programmes iconographiques qu’à l’aspect formel des œuvres : la détermination de leur nature, peinture, sculpture ou vitrail, est ainsi parfois laissée à l’appréciation du lecteur. En plus de documenter des objets qui soit n’existent plus, soit ont été déplacés, ce texte établit un lien indéfectible entre les lieux de l’église et leur décor mobilier. L’emploi répété du terme « lieu », parfois associé à une épithète, et la singularisation de chacun d’eux, montrent que Dorival les perçoit comme des entités séparées, dotées de caractéristiques propres. L’exemple de la description de la chapelle Notre-Dame de l’Assomption, dans laquelle il insiste sur son ancienneté et son importance symbolique pour la paroisse, illustre ce point de vue :

« Une agreable phrise environne le tout,
Au dessus de laquelle on voit, au dernier bout,
De son antiquité une marque honorable,
Qui rend ce lieu sacré d’autant plus venerable,
Marque que mon pinceau vous despeindra tanstost,
Parce que je ne puis ce lieu quitter si tost.
Le champ d’ou ceste Vierge aux cieux fait ses entrées
Partout est parsemé d’epitethes sacrées,
De soleil, lune, estoile, de roses et de lis,
De tour, porte, jardin, fontaine, arbres, cueillis
Dans le parterre saint des cayers venerables,
Que l’Eglise lui donne pour tiltres convenables,
Pieces ou l’art a mis tout ce que le cyseau,
La gouge et le burin peut faire de plus beau.
Plus haut, la Trinité dont l’essence est unique
Luy preparent au ciel un trosne magnifique. […]
Mais je ne veux sortir d’un lieu tant honorable
Que je ne fasse voir à la postérité,
Comme je l’ay promis, sa belle antiquité. »

De la chapelle, on ne peut donc dissocier son histoire, comme le montre l’insistance sur son caractère antique, qui lui confère son importance et sa sacralité. À cela le décor et les œuvres semblent inextricablement liés.

Cette perception symbolique de ce que pouvait être un « lieu » au sein de l’espace ecclésial a également des conséquences matérielles, dont la transcription d’un procès du milieu du XVIIe siècle entre la fabrique et la confrérie Notre-Dame de l’Assomption se fait l’écho. L’affaire trouve son origine dans la volonté de la fabrique de faire inhumer une demoiselle de Boubiers dans la chapelle de la confrérie. Cette dernière rétorque que la fabrique ne peut justifier par aucun titre, ni possession le droit d’aliéner le fond de sa chapelle. L’argument montre que la confrérie se sent propriétaire du sol et considère qu’aucune autre institution ne peut en disposer. Au contraire, aux yeux de la fabrique la chapelle n’a été cédée à la confrérie que pour les dévotions, elle n’en a donc que l’usufruit. Cette querelle semble traduire, de la part de la fabrique, une volonté de retrouver son influence sur un espace qu’elle considère comme une partie d’un même ensemble : l’Ecclesia, qui a vocation à accueillir l’assemblée des chrétiens, unis, comme cela a été répété par les préceptes du concile de Trente. Cela va à l’encontre du ressenti des confrères après des décennies de soins apportés à leur chapelle qu’ils se sont appropriée par leurs dévotions et leurs commandes d’œuvre, qu’ils ont aménagée à leur image, jusqu’à s’en sentir entièrement propriétaires. Le lieu de la chapelle cristallise donc les tensions entre une vision particulariste issue de siècles de religion flamboyante et une autre, universaliste, issue des principes de la réforme catholique.

Au terme de ce parcours dans l’église de Gisors à la Renaissance, il apparaît clairement qu’images et lieux sont profondément interdépendants : l’image est choisie en fonction de l’emplacement auquel elle est destinée, mais contribue également à sa définition. L’œuvre a donc un rôle signalétique, que ce soit pour désigner l’occupant d’une chapelle, d’une partie de la nef ou même du chœur, pour définir son degré de sacralité ou sa fonction. L’analyse de la position des images dans l’église permet de borner précisément des lieux, dont les limites seraient sinon restées relativement floues. À chaque endroit son commanditaire et donc son iconographie, plus ou moins cohérente en fonction du nombre d’acteurs qui se partagent un espace et du degré d’intervention de la fabrique. À travers l’étude de la commande, la topographie dévotionnelle peut être reconstituée.

Sans doute la multiplicité des images devait produire un effet bigarré, ce que n’ont pas manqué de relever les détracteurs du catholicisme, qui ont caricaturé l’apparence inorganisée des églises, où les objets semblaient accumulés sans logique apparente et où les fidèles évoluaient sans ordre. Mais le parcours que l’on peut dessiner dans l’église tout au long du XVIe siècle, montre un espace, qui, certes, a été divisé, mais selon des règles précises et de manière hiérarchisée. Ce morcellement doit en outre être nuancé, dans la mesure où l’église est évolutive, soumise aux changements dans la liturgie, et donc particulièrement touchée par les orientations nouvelles de la réforme catholique. Ainsi, le procès entre la fabrique et la confrérie Notre-Dame de l’Assomption au sujet de la sépulture de la dame de Boubiers n’est pas anodin : il traduit la volonté de la fabrique de retrouver son pouvoir sur l’ensemble de l’église, métaphore d’une Ecclesia réunifiée.

En outre, si chaque chapelle présente une iconographie qui lui est propre, on remarque parfois des résonnances de l’une à l’autre, notamment entre celles de la nef. En effet, les chapelles de Cardin Saonnier et de Jean Sublet, fondées chacune devant un pilier de la croisée du transept à une date rapprochée, respectivement en 1561 et en 1572, présentent des œuvres sur le thème de la Descente de Croix et de la Mise au Tombeau et sur celui du Portement de Croix. De plus, entre ces deux chapelles, on pouvait apercevoir le Christ en Croix qui surmontait le jubé. Bien qu’elles aient été commandées par trois entités différentes et se situent en trois lieux distincts, ces œuvres réunies forment un ensemble cohérent autour du martyr du Christ. Toutes ces commandes obéissent bien in fine à un seul objectif : servir Dieu et faire rayonner la vraie foi.

Informations utiles

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Tel: 02 32 27 60 63

http://www.ville-gisors.fr/fr/l-eglise-cathedrale

Rue Saint-Gervais, 27140 Gisors